26 mars 2015

Evanescences philosophiques


L'époque en est aux faits divers, aux petites saynètes croquées sur le vif et s'enchaînant les unes aux autres comme un sautoir de perles multicolores. L'existence même des médias suppose en effet une livraison ininterrompue de matière première sous forme de nouvelles racoleuses et pittoresques, ce qui inhibe par conséquent la marge laissée à l'appréciation sinon à l'exégèse de tous ces événements disparates.
 


 
Cette pratique contemporaine ne semble indisposer personne, pas même ceux dont le métier est précisément la critique. Au fond, il se pourrait même que cela les arrange : plus vite on passe d'un objet à l'autre, plus vite leur marge d'erreur dans l'analyse phénoménologique sera réduite. Et c'est bien là que réside l'infirmité de cette civilisation. On étouffe la pensée sous une avalanche de données futiles, d'amplitude variable mais en flux continu.
 
Ainsi l'homme de la rue a-t-il seulement sur la langue le nom de quelque philosophe contemporain ? En France, si l'on excepte Michel Onfray qui fait plus œuvre de vulgarisateur que d'auteur original, on ne voit guère que le vénérable Alain Badiou, décidant sur le tard de sortir de son cénacle ésotérique pour s'offrir au grand public et accepter quelques interventions télévisuelles.
 
Mais connaît-on assez l'inventif et novateur Quentin Meillassoux, dont l'excellent opus "Métaphysique et Fiction des mondes hors-science" est un petit bijou, tant au niveau du style qu'à celui de la vision philosophique et du raisonnement ? Ce jeune auteur prometteur s'intéresse aux univers non conventionnels, ce qui est clairement une marque de vitalité par les temps qui courent. Qu'on en juge par cet extrait sur la possibilité de mondes non kantiens :
 
"Pourtant une telle remarque sur l'imaginaire hors-science nous met aussitôt sur la piste d'une faiblesse possible de la solution kantienne. En effet, qu'est-ce qui nous empêche, après tout, d'imaginer des mondes hors-science beaucoup plus stables, et par là-même beaucoup plus intéressants que ceux décrits par Kant ? Pourquoi, au juste, ne peut-on imaginer des mondes insoumis à des lois nécessaires : des mondes, donc, plutôt instables, capables de comportements absurdes ici ou là, mais dans l'ensemble, réguliers, quoique d'une régularité ne résultant en rien de processus causaux nécessaires ? Autrement dit, qu'est-ce qui permet à Kant d'exclure la possibilité qu'existent des monde de fait réguliers dans les grandes lignes, mais d'une régularité approximative, ne procédant d'aucune loi universelle ? Pourquoi un monde sans lois devrait-il être à coup sûr frénétiquement inconstant ? Kant nous dit : si notre monde n'obéissait à aucune loi nécessaire, rien ne subsisterait du monde. Mais, a-t-on envie de lui répondre, un monde qui n'obéit à aucune loi n'a aucune raison d'être chaotique plutôt qu'ordonné : il doit pouvoir être indifféremment l'un ou l'autre puisque précisément on ne peut rien lui imposer.

Si nous tentons à notre tour d'approfondir cette hypothèse des mondes hors-science, nous nous apercevons en effet que la thèse de Kant suivant laquelle la science et la conscience auraient les mêmes conditions de possibilité - à savoir la nécessité des lois - ne résiste pas à l'analyse, car nous pouvons fictionner autant de mondes que nous le désirons qui la contredisent avec évidence."

Voilà qui nous change quelque peu des surfaces sans aspérité et sans saveur de nos médias quotidiens !



Illustration :

Vladimir Kush
"Diary of Discoveries"

  


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